Les premières images d’une tipule, inapte au vol, endémique de l’île Amsterdam.
Trimicra pauliani Séguy, 1959 (Diptera : Tipuloidea : Limoniidae), est une tipule endémique de l’île Amsterdam. Découverte il y a près de 66 ans, aucune photo de l’espèce n’avait encore été publiée.
1. Les Tipules
Les tipules sont des diptères, insectes dotés d'une seule paire d'ailes membraneuses, nématocères*, vulgairement appelés « cousins ». Les ailes postérieures sont remplacées par des « balanciers », aussi appelés « haltères », organes intervenants dans l'équilibration, notamment du vol. Plus ou moins développés selon les espèces, ils sont tout particulièrement visibles chez les tipules. L’extrémité des balanciers est appelée le « cuilleron ». Le dimorphisme sexuel est très facilement reconnaissable, l’extrémité abdominale étant terminée par un ovipositeur chez les individus femelles.
Les larves des tipules sont dites apodes car, contrairement aux chenilles des lépidoptères par exemple, elles sont dépourvues de pattes. Elles sont parfois appelées « vers étoilés », à cause de leur extrémité abdominale très développée, contrairement à la tête. Généralement, elles se développent sous terre, où elles se nourrissent des racines et autres rhizomes. Cependant, d’autres ont une phase aquatique. Après plusieurs mues, elles se transforment ensuite en nymphe appelée pupe chez les diptères.
Extrémité abdominale d'une autre espèce de Tipulidae, introduite sur l'île Amsterdam |
2. Un peu de taxonomie
L’espèce a été décrite sous Trimicra pauliani Séguy, 1959. Cependant, depuis, l’ancien genre Trimicra est devenu un sous-genre du genre Symplecta (Rodrigues et al., 2019). Ainsi, après être passée sous le nom d’Erioptera pauliani (Evenhuis, 1989), il y a des chances pour que l’espèce change une nouvelle fois de nom et s’appelle Symplecta pauliani (étude en cours) dans les années à venir.
3. Perte de fonction de vol, caractéristique commune à d’autres insectes subantarctiques
On retrouve cette caractéristique morphologique chez d’autres espèces d’insectes présentes dans les îles subantarctiques. La réduction de la taille des ailes, et donc la perte de fonction du vol, s’expliquent par des stratégies évolutives diverses :
- Les conditions climatiques rudes, et en particulier les vents violents qui règnent sur les hauteurs de l’île Amsterdam, réduisent fortement l’intérêt du vol pour les insectes soumis alors à de forts risques d’être emportés.
- Les surfaces alaires sont également des zones corporelles de déperdition de chaleur défavorables à la survie en milieu non tropical. L'emplacement thoracique habituellement occupé par les muscles alaires peut alors être reconverti pour le stockage de graisses, ce qui favorise la survie au regard des températures froides que ces espèces peuvent endurer.
- L’absence de prédateurs naturels, avant les introductions provoquées par l’arrivée de l’Homme, a pu également œuvrer en faveur de la sélection de spécimens dénués de capacité énergivore d’envol.
- Dans les milieux où les ressources alimentaires sont présentes en abondance, contexte engendrant une grande proximité des partenaires sexuels, l’intérêt de la fonction de prospection qu’offre le vol est réduit. C’est par exemple le cas d’insectes saprophages des milieux côtiers, où la forte densité faunistique garantit une disponibilité alimentaire sans la nécessité de grands déplacements.
Outre les lépidoptères (papillons), ce trait de l’évolution est bien connu chez certains diptères (mouches) subantarctiques. Certains sont totalement aptères comme Calycopteryx moseleyi Eaton, 1875, d’autres brachyptères* comme Paractora dreuxi Séguy, 1965.
Il est aussi connu, mais moins documenté, chez d’autres tipules australes. Sur les îles subantarctiques néozélandaises on peut observer plusieurs espèces brachyptères comme Erioptera brachyptera Alexander, 1955 (= T. brachyptera) [endémique Île Campbell], Erioptera antipodarum Alexander, 1953 (= T. antipodarum) [end. Îles Antipodes] et Austrolimnophila stewartiae (Alexander, 1924) [end. Île Stewart]. En Nouvelle-Zélande, 10% des tipules sont brachyptères (Macfarlane et al., 2010). Sur les îles Tristan Da Cunha, et plus particulièrement sur Gough Island, où l’on connait un très grand rapprochement faunistique et floristique avec l’île Amsterdam, a été décrit Symplecta holdgatei (Freeman, 1962), elle aussi brachyptère.
Cette espèce a été découverte par Patrice Paulian (1926-2001), biologiste, entre le 4 et le 11 mars 1956 sur les falaises d’Entrecasteaux, puis décrite par Eugène Séguy (1890-1985) en 1959, un entomologiste français, spécialiste des diptères. Le nom d’espèce a été donné par E. Séguy au récolteur P. Paulian.
Les falaises d’Entrecasteaux, où a été découverte l'espèce. |
1. 5. Description morphologique
L’imago est de petite taille, avec un corps de 4.5 à 6mm de long et des ailes de 1.2 à 5.5mm. Dans la diagnose* originale de l’espèce, l’auteur sépare le taxon en 2 formes. Une première T. pauliani f. microptera avec des ailes de 1.2mm et une deuxième T. pauliani f. stenoptera avec des ailes de 5.5mm. Chez cette dernière forme, ici illustrée, les ailes sont souvent croisées. De manière générale, on rencontre des formes avec des ailes plus ou moins réduites, de complètes à très réduites et non fonctionnelles (M. Lebouvier, comm. pers.).
Les pattes, tout comme l’abdomen, sont fortement hispides*, surtout chez les individus mâles. Les balanciers, de 1mm, ont un cuilleron jaunâtre. L’ovipositeur fait généralement 0.5mm. Les antennes sont plus longues chez les individus mâles.
Sur le terrain, ils se déplacent lentement, même lorsqu’ils sont dérangés.
Aujourd’hui, la larve de l’espèce n’est toujours pas connue.
« Les vingt exemplaires recueillis du T. pauliani paraissent montrer que cette espèce est habituellement microptère. Mais, comme chez d’autres diptères soumis à des conditions de vie particulière (isolement, action du vent, changement de climat), il peut apparaître dans la descendance des individus brachyptères ou macroptères. La présence, dans les captures de M. Paulian, d’un exemplaire sténoptère, permet cette supposition. Le thorax de l’exemplaire sténoptère est plus développé et plus résistant que celui des individus microptères. Le développement ou l’atrophie des ailes du thorax constituent des phénomènes parallèles » Séguy, 1959.
À gauche une loupe de terrain (18mm Ø) pour rendre compte de l'échelle |
1. 6. Habitat
L’habitat de cette espèce reste encore mal connu et les mois à venir serviront à cerner ses exigences écologiques. Le programme SUBANTECO/IPEV 136 a pu l’observer régulièrement sur les milieux d’altitude, principalement tourbeux, au cours des années 1990. Récemment (25.10.2022), elle a pu être observée sur le « Mur Végétal », dans les « Grandes Ravines », un habitat de suintement de basse altitude connu pour héberger, chez les bryophytes par exemple, de nombreuses espèces que l’on rencontre habituellement en altitude. Les observations de basse altitude semblent rester anecdotiques.
Ainsi, il est très probable que comme la plupart des espèces endémiques d’Amsterdam (cf. Brachypteragrotis patricei, Diomedea amsterdamensis, Sphagnum cavernulosum, Agrostis delislei etc) elle soit principalement inféodée aux altitudes les plus importantes. Une chose est sure, cette espèce, comme de nombreuses autres tipules dans le monde, est inféodée aux milieux humides.
Le « Mur Végétal » (230m) où la tipule a été observée cette année. |
Localisations actuellement connues de Trimicra pauliani |
Lexique :
- Nématocères : sous-ordre d'insectes diptères, dont les antennes sont généralement en forme de fil avec des ailes longues et plus de trois articles par antenne. Bien que regroupant un ensemble paraphylétique de familles, ce terme est encore fréquemment utilisé pour désigner les diptères à allure de moucherons ou de moustiques (moustiques, anophèles, tipules, chironomes etc).
- Brachyptère : se dit d’un organisme avec des ailes réduites.
- Diagnose : description scientifique concise, généralement en latin, permettant d'isoler un taxon.
- Hispide : se dit d’un organisme qui est couvert de poils rudes.
Références :
- Alexander C. P. (1962a).
Insects of Macquarie Island – Diptera : Tipulidae. Pacific Insects, 4 (4) : 939-94.
- Alexander C.P. (1962b). The Crane flies of the Galapagos Islands (Tipulidae, Diptera). Opuscula Zoologica, München, 61 : 1-5.
- Berteloot H., 2019. Inventaire des invertébrés. Compte-rendu - Hivernage 2018-2019. TAAF.DE. (n. pub.).
- Evenhuis N.L., 1989.Catalog of the Diptera of the Australasian and Oceanian regions. Bishop Museum Special Publication, 86 : 798.
- Macfarlane, Roderick Peter, P. A. Maddison, Ian G. Andrew, Jocelyn A. Berry, Peter M. Johns, Robert J. B. Hoare, M. C. Larivière, Penelope Greenslade, Rosa C. Henderson, Courtney. Smithers, Ricardo L. Palma, John B. Ward, Robert L. C. Pilgrim, David R. Towns, Ian Mclellan, David A. J. Teulon, Terry R. Hitchings, Victor F Eastop, Nicholas A. Martin, Murray J. Fletcher, M. A. W. Stufkens, P. J. Dale, Daniel Burckhardt, Thomas R. Buckley & Steven A. Trewick, 2010. Phylum Arthropoda, subphylum hexapoda: Protura, springtails, Diplura, and insects. New Zealand Inventory of Biodiversity. Volume 2 : Kingdom Animalia Chaetognatha, Ecdysozoa, Ichnofossils, p. 233-467.
- Freeman P., 1962. DIPTERA NEMATOCERA FROM GOUGH ISLAND, SOUTH ATLANTIC. Systematic Entomology, 31 (5-6) : 77-80
- Gaston, K.J., Jones, A.G., Hänel, C. et al. 2003. Rates of species introduction to a remote oceanic island. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 270 (1519). pp. 1091-1098.
- Hullé M., Buchard C., Georges R. & Vernon P., 2018. Guide d’identification des Invertébrés de Kerguelen et Crozet. 2nd édition. Université Rennes 1, 181 p.
- Rodrigues L., Ortega I., Vieira R., Carrsaco D. & Proietti M., 2019. Crane flies (Diptera, Tipuloidea) from southern Neotropical salt marshes: survey with DNA barcoding. Iheringia Série Zoologia.
- Séguy E., 1959. Insectes diptères de l’Ile Amsterdam (Mission de M. Patrice Paulian, 1955-1956). Mem. Mus. Hist. Nat. Ser. A. 17 : 133-154.
- https://www.aucklandmuseum.com/discover/collections-online/search?pp=100&class=LIMONIIDAE
- https://archive.org/stream/memoiresdumuseu17muse/memoiresdumuseu17muse_djvu.txt
- https://www.insectes-net.fr/tipule/tipul2.htm
Merci à Florent Bastianelli (agent DE
Ornithologie), qui a repéré la première tipule dans la mousse, à Marc Lebouvier
(programme IPEV 136) et Pierre Agnola (chargé de l’amélioration des
connaissances à la direction de l’environnement des TAAF) pour leur relecture. Merci à Hugo Berteloot pour la transmition d'informations.
Texte, photographies et carte : Flavien Saboureau.
Merci de nous faire partager cette petite merveille. Une belle adaptation au milieu. Régalez-vous et continuez à nous faire partager vos découvertes et votre savoir. Merci.
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